En Mauritanie, la «Sorbonne du désert» perd peu à peu ses merveilles

Cachés pendant des siècles aux portes du Sahara, les manuscrits de Chinguetti sont aujourd’hui menacés par le changement climatique et la désertification. Des milliers d’ouvrages précieux datant parfois du XIe siècle risquent de disparaître, rongés et ensevelis par le sable.

© Le Figaro 

Il aurait dû, comme chaque jour, se retrouver dans sa petite bibliothèque aux murs de pierre et de torchis à choisir le vieux manuscrit à scanner. Mais en ce dimanche matin, Mélaïnine Hamoni file vers l’oasis de sa petite ville mauritanienne de Chinguetti. Il va retrouver plusieurs propriétaires des palmiers dattiers qui recouvrent la bande de sable verdoyante. Ou plutôt qui la recouvraient. Car le désert avance sur l’ancienne cité fortifiée et certains arbres fruitiers sont déjà ensablés.

L’autoproclamée « porte du désert », située à l’est du pays, a toujours côtoyé le Sahara. C’est d’ailleurs ainsi que Chinguetti, carrefour commercial et culturel transsaharien, est aussi devenue la « Sorbonne du désert », recelant des milliers de manuscrits datant parfois du XIesiècle.

Photo Jéromine Derigny / Argos pour le Figaro Magazine
Photo Jéromine Derigny / Argos pour le Figaro Magazine

Comme les 16 bibliothèques de Chinguetti, celle de Mélaïnine se trouve dans la vieille ville, entre des bâtisses médiévales avec leurs larges portes en acacia et les ruines de celles qui n’ont pu être rénovées. Le gardien des livres peut retracer la présence de sa famille entre ces pierres jusqu’au XIVe siècle, quand la localité commençait alors à s’imposer comme une ville phare dans le commerce transsaharien. Les marchands de sel, de gomme arabique ou de dattes de la région croisaient ceux venus des actuels Égypte, Irak ou Maroc proposant de l’ivoire, des vêtements ou du thé. 

« Nous étions une famille de lettrés,raconte le quadragénaire de sa belle voix grave. Mes ancêtres étaient des savants et tenaient une école coranique. » Alors dans le lot d’objets miracles venus de l’autre bout du Sahara et parfois même d’Asie, les livres attiraient immédiatement l’attention des Hamoni. Mélaïnine esquisse un sourire derrière sa moustache bien ciselée : « On disait que l’amour des livres faisait même troquer une édition rare contre son poids en or ! »

Comme les grandes familles de notables de la ville, les Hamoni ont donc patiemment collecté des manuscrits tout au long des siècles. Ils ne se contentaient pas d’acheter les rares ouvrages qui transitaient par Chinguetti. Ils profitaient des caravanes de pèlerins qui se regroupaient aux portes du désert pour partir à La Mecque, et envoyaient des jeunes affronter ce périple de six mois aller, six mois retour, afin de copier n’importe quel manuel disponible.

À la fin du XVIIIe siècle, les ancêtres de Mélaïnine avaient accumulé des milliers de précieux recueils dans leur maison familiale, transformée en bibliothèque. Cette banque de savoirs écrits dans les différentes calligraphies arabes du monde s’est transmise de père en fils selon la coutume. Jusqu’à Mélaïnine. « Normalement, c’est l’aîné de la famille qui devient le gardien des manuscrits. Mais avec la mondialisation, c’est maintenant le passionné, explique-t-il, un brin désabusé. Mon fils passe son baccalauréat à Nouakchott. Je n’espère pas pour lui qu’il devienne responsable de la bibliothèque. Ce n’est pas un métier. Il doit vivre sa vie. »

Photo Jéromine Derigny / Argos pour le Figaro Magazine

Après ses études dans la capitale mauritanienne, Mélaïnine, le féru de littérature et particulièrement de poésie classique, est donc revenu à Chinguetti pour devenir le nouveau gardien des livres de la famille Hamoni, avec, toutefois, un véritable emploi : administrateur de l’hôpital local. La plupart des autres conservateurs sont des retraités, un peu rémunérés par la famille et les touristes. Mélaïnine est d’ailleurs l’un des rares à réellement profiter de ses trésors. Lorsqu’il a un peu de temps à lui, il aime s’asseoir sur un tapis entre les murs couleur sable de la vieille ville et ouvrir un de ses livres préférés. Mais, comme dans toutes les bibliothèques de Chinguetti, beaucoup d’ouvrages ont disparu ou sont très abîmés.

Photo Jéromine Derigny / Argos pour le Figaro Magazine

Le temps a fait des ravages, particulièrement aggravé par le changement climatique. L’air est trop sec, les termites prolifèrent. Les magnifiques ouvrages en couverture de peau de chèvre ou de dromadaire et au papier moyenâgeux craquellent, s’effritent ou laissent entrevoir les trous béants des repas des insectes.

Près de 40.000 manuscrits rares dans tout le pays

Certains ont été perdus ou oubliés au fond d’une malle. Combien de livres ont-ils disparu depuis l’apogée de la petite Sorbonne du désert ? Difficile de chiffrer. Les estimations sur le nombre d’ouvrages présents aujourd’hui à Chinguetti fluctuent déjà considérablement. 

Une étude de 2015 table sur plus de 3000 manuscrits. Le maire de la ville, Mohamed Amara, florissant entrepreneur qui a bien connu le naturaliste explorateur Théodore Monod, assure que sa cité abrite plus de 12.000 livres anciens. Beaucoup seraient encore à découvrir dans les vieilles maisons abandonnées. Certains, n’ayant pas de couverture et glissés à l’intérieur d’autres ouvrages, ne seraient pas comptés.

Parmi les conservateurs, un consensus semble se dessiner sur le chiffre de 40.000 manuscrits dans toute la Mauritanie. La plupart ont été collectés par l’IMRS, l’Institut mauritanien de recherche scientifique, organe d’État. Les autres seraient dispersés majoritairement dans les villes anciennes. Quels que soient les chiffres, la perte des manuscrits depuis le XVIIIe siècle reste considérable.

La famille Habott détient l’une des bibliothèques les plus renommées de Chinguetti avec plus de 1100 ouvrages selon le dernier recensement, 1400 selon Abdoulaye Habott, le membre de la famille désigné pour veiller sur la collection et l’ouvrir aux érudits et aux touristes amateurs de culture. Le fondateur de la bibliothèque et ses successeurs en avaient accumulé plus de 3000. Alors Abdoulaye Habott protège l’héritage familial avec les moyens du bord. Dans un recoin de la pièce qui abrite la précieuse collection, il a déposé une bassine d’eau qu’il remplit régulièrement. Elle fait office d’humidificateur dans l’atmosphère de plus en plus chaude et sèche de Chinguetti. Notre homme a aussi placé des morceaux de naphtaline sur les étagères pour lutter contre les termites.

Photo Jéromine Derigny / Argos pour le Figaro Magazine

Le plus vieux manuscrit de son trésor date du XIe siècle. « C’est un livre théologique, une explication du Coran en papier de Chine et peau de gazelle », décrit Abdoulaye. L’immense majorité des manuscrits de Chinguetti aborde l’islam ou la langue arabe. Mais la Sorbonne du désert abrite aussi des manuels de poésie, de récits littéraires, de médecine, de mathématiques, d’astronomie… toutes les thématiques traitées par les savants du monde arabe. Et sur beaucoup d’ouvrages, les érudits des générations suivantes ont inscrit leurs commentaires dans les marges, parfois bien droits, et parfois… là où la place le permettait, entourant le texte initial de leur belle écriture toujours magnifiquement calligraphiée. Ces commentaires peuvent apporter des précisions sur les différentes pratiques religieuses selon les époques, ou dessiner le diamètre, le rayon et la tangente mentionnés par le texte initial

« Les copies étaient communes, affirme Abdel Wedoud Ould Cheikh, professeur émérite d’anthropologie à l’université de Lorraine. Mais on peut toujours tomber sur des ouvrages importants. J’ai découvert ainsi quatre pages dans un recueil qui traitaient d’une guerre au XVIIe siècle et donnaient des dates que l’on a nulle part ailleurs. On a également découvert un texte de grammaire d’Averroès (XIIe siècle, NDLR) alors qu’il était philosophe. »

Photo Jéromine Derigny / Argos pour le Figaro Magazine

L’État a lancé un programme de conservation des manuscrits avec la construction de laboratoires dans les quatre villes classées patrimoine mondiale de l’Unesco (Chinguetti, Ouadane, Tichitt et Oualata) afin de répertorier, dépoussiérer, numériser et créer des boîtes de protection en carton. Mais treize ans plus tard, seuls 500 manuscrits ont été scannés à Chinguetti. Et le bilan est aussi faible dans les autres villes. Mélaïnine, le passionné de poésie classique, en a, lui, scanné 12. Entre son emploi à l’hôpital, l’oasis qui s’ensable et la gestion de la bibliothèque, ses avancées sont très lentes, et il préfère s’occuper lui-même de ses manuscrits.

Des collectionneurs mal intentionnés

Les familles sont méfiantes. Des bienfaiteurs internationaux ont déjà scanné de précieux manuscrits, et ils ont publié leurs copies, sans le consentement de la famille propriétaire. Mais surtout, des manuscrits prêtés n’ont jamais été rendus.

La Mauritanie a toujours connu des pillages de son patrimoine. Des colons français ramenant des souvenirs en métropole ou brûlant les bibliothèques des autochtones jugés trop rebelles, jusqu’aux voyageurs profitant de la méconnaissance locale de la valeur des manuscrits. Et aujourd’hui, les pillages continuent. La mairie a même dû créer un arrêté spécifique pour empêcher le vol des portes de la vieille ville, embarquées, tranquillement, dans les 4 x 4 des étrangers.

Retour en haut